Sous l'effet de la crise de la zone euro, les pays d'Europe périphérique en se vident, ce qui pour l'instant contribue à leur redressement apparent (les jeunes qui partent à l'étranger ne font plus monter les statistiques du chômage), mais est une menace pour leur avenir. Qu'en est-il de la France? La "fuite des cerveaux" est un classique du déclinisme national, en France comme à l'étranger. Mais les discours alarmistes négligent plusieurs éléments.
Les départs d'expatriés augmentent, mais pas tant que cela
Le problème de l'expatriation est la grande difficulté à obtenir des données vraiment fiables; une grande part des propos sur ce sujet se limitent à des anecdotes (mon beau-frère, cuisiner, à Londres, n'a jamais vu autant de français là bas...). Il est difficile d'avoir une estimation fiable des flux de français qui vont s'installer à l'étranger.
Récemment, la CCIP a produit une étude indiquant que les nombres d'expatriés augmente, et est constitué largement de diplômés :
Ce constat est partagé dans une récente étude du LIEPP de science-po, qui s'appuie sur l'analyse d'une base de données collectée par la banque mondiale. Il en ressort que la France connaît un essor des expatriations, mais que ce mouvement est commun à tous les pays riches; et qu'il touche nettement moins la France que, par exemple, la Grande-Bretagne ou l'Allemagne :
L'étude du LIEPP retire trois enseignements principaux : l'émigration des diplômés français est plus faible qu'ailleurs; elle est en hausse mais moins que dans les autres pays de l'OCDE; surtout, le solde migratoire des diplômés en France est positif, la France accueille bien plus de diplômés qu'elle n'en voit partir.
A qui appartenez-vous?
Les expatriations sont immanquablement décrites comme une perte pour l'économie nationale. Pour les uns, c'est la preuve de l'incurie gouvernementale qui fait fuir les talents et pousse le pays dans le mur; pour les autres, les expatriés sont de mauvais français qui ne voient pas tous les bienfaits que la France fait pour eux. La tentation de taxer ces traîtres inspire régulièrement les politiques.
Cette curieuse conception est aussi présente pour aborder l'immigration africaine (contre laquelle nous devons lutter pour "maintenir les talents en Afrique" quitte à ce qu'ils meurent dans la méditerranée). Les citoyens des pays ne sont pas des individus libres de choisir d'aller s'installer où ils le veulent, ils sont une ressource qui appartient à leur gouvernement, et malheur à eux s'ils décident de le quitter : ils subiront l'opprobre générale, enjeux des fantasmes et des récits nationaux.
On pourrait au contraire considérer que la nation devrait offrir à ses citoyens l'opportunité de s'épanouir, et de le faire selon leurs choix. Les évolutions techniques et réglementaires (transports, facilités de déplacement, en particulier en Europe) expliquent la hausse de la pratique de l'expatriation dans les pays développés; cela bénéficie en tout premier lieu aux personnes qui peuvent ainsi bénéficier de meilleurs salaires et de conditions de vie et d'emploi plus adaptées à leurs préférences. Tout le monde n'a pas forcément envie de travailler dans les grandes entreprises ou l'administration françaises, dans lesquelles le diplôme obtenu à 20 ans détermine toute une carrière.
Les départs sont-ils nuisibles à l'économie nationale?
Enfin, il y a un réel débat économique sur l'impact des départs d'expatriés sur leur économie d'origine. D'un côté, leurs compétences acquises (souvent, aux frais des budgets publics d'enseignement supérieur) ne seront pas utilisées dans le pays, ce qui peut nuire à la croissance économique. Les 90% de médecins qui quittent le Ghana pour aller exercer aux USA ou en Grande-Bretagne ne soignent pas beaucoup de Ghanéens.
Mais ils ne soigneront pas non plus beaucoup de Ghanéens si faute de structures hospitalières, de personnel infirmier, de matériel et de médicaments disponibles, ils ne peuvent pas exercer leur métier; rester signifie pour eux alors soit faire un autre travail que celui pour lequel ils se sont formés, ou pire, décider d'utiliser leurs compétences pour choisir une activité parasitaire (ce qui est facile à trouver si le pays est corrompu). Rien ne montre qu'obliger des gens à rester à un endroit dans lequel ils trouvent difficilement à exercer leurs compétences bénéficie à la croissance.
Dans le même temps, en allant travailler à l'étranger, les expatriés apportent beaucoup d'avantages indirects à leur économie d'origine. Ils sont à l'origine d'une part importante des entrées de capitaux dans le pays; ils permettent au pays de développer des filières de formation qui n'atteindraient pas la taille critique sans pouvoir envoyer une partie de leurs élèves à l'étranger; on pourrait citer les formations françaises en animation 3D et en finance, reconnues mondialement, qui auraient du mal à recruter des étudiants si ceux-ci devaient se contenter de la perspective d'un emploi en France.
Enfin, et surtout, les expatriés peuvent revenir, et apporter leurs compétences spécifiques acquises à l'étranger. Chez les économistes, un Piketty n'aurait jamais atteint la notoriété internationale dont il bénéficie sans son passage par le MIT. Comme le relève Etienne Wasmer, le vrai problème posé par l'expatriation est la faible quantité de filières qui facilitent le retour des expatriés, ou d'attirer les compétences en provenance de l'étranger; Il est beaucoup plus facile à un étudiant étranger formé en France de se retrouver expulsable pour une sombre histoire paperassière que d'exploiter sa formation en France. Ou à faire des programmes Erasmus les premières victimes des coupes budgétaires européennes. L'expatriation pourrait être bien plus bénéfique pour la France qu'elle n'est actuellement; mais cela exigerait de traiter le sujet avec pragmatisme, sans en faire un objet de fantasmes.